Brice Oligui Nguema  / Idées
Gabon - Par-delà l’insouciance joyeuse : Élection « Canada dry » et plébiscite
Publié le : 7 mai 2025 à 15h32min | Mis à jour : il y a 5 jours
Brice Oligui Nguema lors de son investiture le 3 mai 2025. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

Brice Oligui Nguema lors de son investiture le 3 mai 2025. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

Au lendemain d’une élection présidentielle marquée par une victoire écrasante du général Oligui Nguema, cette critique interroge le sens politique du plébiscite au Gabon et les conditions qui rendent possible une telle unanimité électorale.
S’inspirant d’une intuition d’Épicure, reprise avec force par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, le philosophe camerounais Eboussi Boulaga (1992) nous rappelle que l’absence de pensée est, avant tout, un problème politique. Penser, ce n’est pas (…)


S’inspirant d’une intuition d’Épicure, reprise avec force par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, le philosophe camerounais Eboussi Boulaga (1992) nous rappelle que l’absence de pensée est, avant tout, un problème politique. Penser, ce n’est pas aligner des concepts abstraits, ni prêcher la vertu citoyenne à la manière de Condorcet ; c’est d’abord éprouver l’écart entre les mots et les actes, entre ce qui est dit et ce qui est réellement vécu. C’est cette capacité de ressentir la signification des mots, de mesurer leur inadéquation face à la réalité, qui fonde l’exercice même de la pensée. À cet égard, penser devient un acte de résistance contre les formules toutes faites, les évidences imposées, les mots d’ordre répétés sans réflexion.
Si, comme le suggère le mot de Jankélévitch, «  philosopher, c’est se comporter vis-à-vis de l’univers comme si rien n’allait de soi  », il va sans dire que cette exigence de doute et de vigilance critique est aujourd’hui plus que jamais nécessaire dans l’espace politique gabonais, où la mise en scène tend à l’emporter sur le réel, et où la parole publique, saturée de clichés, masque davantage qu’elle ne révèle. Dans un tel contexte, refuser de penser revient à consentir à l’ordre établi, à se faire complice d’un mensonge collectif.
C’est alors précisément à cette absence de pensée que renvoie le plébiscite électoral organisé au Gabon le 12 avril 2025. En proclamant vainqueur le général Brice Oligui Nguema avec plus de 94 % des suffrages exprimés, ce scrutin se donne les apparences de la légitimité démocratique, tout en en vidant la substance. Car la démocratie n’est pas dans l’unanimité — surtout quand elle semble téléguidée —, mais dans le conflit, le débat, le doute. Le plébiscite, lui, efface le dissensus, sanctifie le pouvoir, et transforme le citoyen en spectateur docile. Face à cette illusion de consensus, penser devient une urgence politique. Il s’agit de refuser l’évidence, d’interroger les mécanismes d’adhésion massive, et de dénoncer la réduction de la démocratie à une simple procédure électorale, où l’on félicite mécaniquement le vainqueur comme si cela suffisait à garantir la légitimité.

Signification gabonaise du plébiscite
La signification politique du plébiscite a profondément évolué dans l’histoire moderne : d’instrument de légitimation populaire, il est progressivement devenu le symptôme d’une dérive autoritaire. Dans les démocraties contemporaines, l’éloignement des pratiques plébiscitaires est le signe d’une maturation politique, d’un attachement croissant au pluralisme, à la conflictualité et au débat. Pourtant, au Gabon, cette évolution semble ne pas avoir eu lieu. Le plébiscite y conserve encore une charge positive, perçu comme l’expression d’une unité nationale, voire d’un idéal politique.
Mais cette perception masque une réalité beaucoup plus inquiétante. Dans le contexte gabonais, le vote ne prend pas toujours la forme d’un choix personnel, fruit d’une réflexion autonome, mais celle d’un acte impersonnel, fusionnel, où l’individu disparaît derrière la collectivité. Le geste électoral, vidé de sa signification démocratique, devient alors une simple répétition d’un mot d’ordre, un acte d’allégeance déguisé. Cette aliénation de l’électeur est présentée comme une vertu : on célèbre l’unanimité, on exalte la cohésion, on sacralise le consensus. La politique devient un monde sans conflit, sans contradiction — une vision dangereusement non dialectique du vivre-ensemble.
Ce mode de perception traverse tous les segments de la société : jeunes ou vieux, instruits ou analphabètes, pauvres ou aisés — tous semblent aspirés par la même logique de déresponsabilisation politique. Or, le plébiscite est une négation de la démocratie, précisément parce qu’il évacue ce qui en constitue le cœur : le dissensus. L’élection présidentielle du 12 avril 2025, soldée par une victoire écrasante du général Brice Oligui Nguema, n’a pas été un moment de débat ou de confrontation d’idées. Elle a fonctionné comme un rituel d’approbation, une mise en scène parfaitement huilée d’un choix déjà acté en amont, dans les cercles fermés du pouvoir.
Ce plébiscite n’est pas une anomalie : il est la confirmation d’un régime oligarchique postcolonial qui s’appuie sur une médiation ochlocratique : la foule n’est pas conviée pour réfléchir, mais pour acclamer. L’espace public devient un théâtre d’ombres, un lieu où le pouvoir s’exhibe et s’autocélèbre, sous les applaudissements d’une population réduite au silence. Le peuple ne choisit pas : il valide. Il ne décide pas : il ratifie.
Dès lors, la question posée par Marion Bourbon prend tout son sens : « Pourquoi les régimes autocratiques tiennent-ils tant aux élections ? » Parce qu’ils ont compris que la légitimité moderne ne peut plus se passer de ses apparences. Le plébiscite devient une arme symbolique redoutable : il donne au pouvoir le visage du peuple, il transforme l’obéissance en adhésion. Ce n’est plus le chef qui s’impose : c’est le peuple qui le « réclame ».

Le terreau du plébiscite
Au Gabon, le plébiscite n’émerge pas comme une déviance accidentelle du processus électoral, mais comme le résultat d’une configuration systémique — un agencement précis de conditions matérielles, sociologiques et institutionnelles — qui rend possible, voire inévitable, la mise en scène d’un consensus politique. Cette forme de légitimation, où l’unanimité apparente remplace le débat démocratique, repose sur une triple carence : absence de formation politique des citoyens, encadrement autoritaire des ressources publiques, et architecture institutionnelle verrouillée.
a) Une fabrique matérielle du consentement
La présidentielle du 12 avril 2025 s’est déroulée dans un environnement saturé par une présence omniprésente du candidat de la junte. Financements publics, propagande numérique, médias alignés : tout a concouru à effacer les lignes de fracture et à marginaliser les voix discordantes. Loin d’être un affrontement d’idées, l’élection fut l’aboutissement d’un processus soigneusement balisé, où l’administration, les moyens de l’État et la société civile cooptée ont œuvré à la fabrication d’un « oui » massif.
Dans un pays où l’État reste le principal pourvoyeur d’emplois, la dépendance économique devient un levier politique. Voter n’est plus un acte de conviction, mais un réflexe de survie, dicté par les loyautés obligées et les calculs prudents. Le vote n’exprime pas une adhésion libre, mais un alignement contraint. Le plébiscite, dans ce contexte, est moins un événement qu’un aboutissement : celui d’un consentement préfabriqué, produit par des rapports de force invisibles, mais redoutablement efficaces.
b) Une culture politique dominée par les logiques communautaires
Au Gabon, l’individu politique autonome peine à émerger. La structuration communautaire — ethnique, familiale, professionnelle — conditionne les comportements électoraux. La fidélité au chef, qu’il soit local ou national, relève moins d’un choix rationnel que d’un impératif culturel. L’autorité ne se discute pas, elle se célèbre. Le vote, dans cette perspective, devient un acte rituel de loyauté envers une figure protectrice.
Cette culture du consensus, amplifiée par l’absence d’alternance politique et une peur diffuse du changement, transforme l’électeur en figurant d’un théâtre politique où l’intrigue est décidée en coulisses. Le clientélisme, loin d’être une simple pratique de corruption, devient une norme sociale, une forme de régulation des rapports de pouvoir. Dans ces conditions, toute tentative de dissidence s’apparente à une rupture sociale, coûteuse, risquée, voire suicidaire.
c) Un cadre institutionnel verrouillé
Le plébiscite gabonais prend racine dans une configuration institutionnelle soigneusement verrouillée. La transition engagée depuis le coup d’État d’août 2023 n’a pas débouché sur un renouveau démocratique, mais sur une recentralisation autoritaire du pouvoir. La charte de transition, la nouvelle constitution et le code électoral n’ont pas été les fruits d’une délibération inclusive, mais les instruments d’un monopole politique reconduit sous les habits neufs de la légalité.
Le Dialogue national inclusif, loin d’ouvrir la voie à un pluralisme authentique, a reconduit les logiques du monologue sous couvert de participation. Le parlement nommé, la marginalisation de l’opposition, le monopole médiatique et les formats de campagne aseptisés ont transformé l’élection en une célébration officielle. Même les apparences démocratiques — émissions politiques, discours programmatiques — ont été intégrées à cette dramaturgie unanimiste, où tout était dit, sauf le doute.

Que faut-il retenir ?
La logique plébiscitaire du 12 avril 2025, loin d’être un accident de parcours, est le produit d’une culture politique, d’une structure sociale et d’un appareil institutionnel entièrement tournés vers la reproduction d’un ordre sans dissensus. À l’ère où la démocratie véritable suppose débat, pluralisme et confrontation des idées, le Gabon s’enfonce dans une dramaturgie unanimiste où le peuple n’est plus acteur mais figurant, où voter revient moins à choisir qu’à consentir.
Dès lors, il ne s’agit plus seulement de dénoncer une énième parodie électorale. Il faut surtout s’atteler à reconstruire les conditions d’un espace politique réellement démocratique, où penser, douter, contester, devient non seulement possible, mais nécessaire. Car tant que le vote restera un réflexe de survie, tant que le citoyen sera réduit à une ombre portée, tant que le politique sera un spectacle sans spectateurs critiques, toute élection — fût-elle libre en apparence — restera une illusion, un Canada Dry de démocratie. Or, dans un monde où les mots sont dévoyés, résister commence par les réarmer.

Références :
Éboussi Boulaga, Fabien. 1992. L’honneur de penser. Terroirs. Revue africaine des sciences sociales, no 1.
Jankélévitch, Vladimir. 1998. La mauvaise conscience. In Philosophie morale, Paris : Flammarion, p. 43.
Bourbon, Marion. 2022. Pourquoi les régimes autocratiques tiennent-ils tant aux élections ? The Conversation France, 12 décembre. https://theconversation.com/pourquoi-les-regimes-autocratiques-tiennent-ils-tant-aux-elections-194935 consulté le 2 Mai 2025