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Quand Simenon écrivait le Gabon : Le Coup de lune
Publié le : 24 juillet 2025 à 14h47min | Mis à jour : il y a 3 heures
Dans Le Coup de lune, Georges Simenon quitte les brumes de l’Europe pour plonger dans la touffeur coloniale du Gabon. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

Dans Le Coup de lune, Georges Simenon quitte les brumes de l’Europe pour plonger dans la touffeur coloniale du Gabon. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

Dans Le Coup de lune, Georges Simenon quitte les brumes de l’Europe pour plonger dans la touffeur coloniale du Gabon.


On a longtemps réduit Georges Simenon à la silhouette rassurante du père du commissaire Maigret, à ses pipeaux, ses mystères urbains, ses psychologies d’intérieur. C’est oublier que, dans une autre veine, plus brûlante, plus vénéneuse, Simenon a aussi été le chirurgien sans anesthésie de la colonie. Le Coup de lune, publié en 1933, n’est pas un roman d’enquête : c’est une dissection. Une dissection d’un monde blanc, malade de sa propre domination, et d’un jeune homme que la chaleur et la honte transforment en animal fiévreux. L’action se passe à Libreville, au Gabon, dans cette Afrique équatoriale française que l’auteur, lors de son périple africain, a traversée en observateur aigu, mais sans illusion.

L’action se passe à Libreville, au Gabon, dans cette Afrique équatoriale française que l’auteur, lors de son périple africain, a traversée en observateur aigu, mais sans illusion.

Le livre est court, nerveux, mais laisse une impression tenace de suffocation. Simenon y place son personnage, Joseph Timar, jeune métropolitain envoyé en Afrique pour un négoce de bois, dans une ville coloniale où rien ne semble tenir debout : ni les murs, ni les lois, ni les consciences. Libreville n’est pas un décor : c’est une infection.

Un roman colonial ? Non, une autopsie coloniale.

Il n’y a pas de pathos dans Le Coup de lune, pas d’effusion postcoloniale. Simenon écrit comme on déshabille un cadavre : méthodiquement, sans détourner les yeux. Le roman est d’abord un climat. L’atmosphère y est lourde, impure, saturée de sueur, de rhum, de non-dits. Tout se passe dans des espaces clos : chambres d’hôtel, arrière-boutiques, regards fixes. L’Afrique, ici, n’a rien d’exotique. C’est une fièvre lente, un piège.

Simenon ne milite pas. Il constate. Mais ses constats suintent l’indignation rentrée. Le colonialisme, dans Le Coup de lune, n’est pas un projet historique : c’est un effondrement éthique.

Timar découvre, en même temps que le lecteur, la réalité de la colonie : un théâtre d’ombres dirigé par des Blancs avachis, alcooliques, racistes, parfois violents, souvent lâches. Le pouvoir est là, partout, mais c’est un pouvoir délabré, corrompu, sans grandeur. La population noire n’est pas décrite : elle est ignorée, méprisée, effacée. Et c’est précisément cette absence qui rend le roman si puissant : le silence devient accusation.

Simenon ne milite pas. Il constate. Mais ses constats suintent l’indignation rentrée. Le colonialisme, dans Le Coup de lune, n’est pas un projet historique : c’est un effondrement éthique.

Libreville : un personnage à part entière

Ce qui frappe, c’est que Simenon nomme. Il ne dissimule pas l’endroit. Le Gabon est là, et Libreville, la ville réelle, devient une ville rêvée, cauchemardée. Pas la Libreville de l’administration coloniale propre sur elle, mais celle de la touffeur, des marchés infectés, des chambres étouffantes. Il n’y a pas de jungle, pas de pirogues : juste la lente asphyxie d’une ville où l’on meurt debout.

Chaque scène semble tournée vers l’intérieur des êtres, comme si l’extérieur – ce soleil cruel, ces murs suintants – ne servait qu’à faire remonter à la surface la pourriture enfouie. Simenon, on le sent, a compris que la colonie n’était pas une aventure mais une mise à nu. Et il a osé écrire ce qu’il a vu : des corps blancs flasques, des autorités en déréliction, et cette vérité simple mais radicale que la domination, lorsqu’elle n’est plus portée par aucun idéal, se transforme en déchéance.

Le “coup de lune” ou l’autre nom de la folie blanche

Le titre lui-même est une trouvaille d’orfèvre. “Coup de lune”, dans l’argot colonial, désigne cette sorte de délire fiévreux, mélange de chaleur, de solitude et d’alcool, qui emporte certains Blancs sous les tropiques. Mais ici, la métaphore dépasse le fait clinique. Le roman entier est structuré comme une hallucination progressive. Timar perd pied. Il ne comprend plus les règles, ni les gestes, ni même les crimes auxquels il assiste. Il est dans un rêve fétide où tout glisse. Il finit par fuir, malade, brisé, sans que jamais la colonie elle-même n’ait été inquiétée.

Et c’est là la grandeur de ce petit livre : montrer comment la violence coloniale n’a pas toujours besoin de coups de feu pour tuer. Elle tue lentement, par imprégnation. Elle tue en silence. Elle dévore les consciences avant de détruire les corps.

Un roman oublié, mais essentiel

Il y a quelque chose d’étrangement moderne dans Le Coup de lune. Une lucidité que l’on ne s’attendait pas à trouver chez Simenon, ce fils de policier belge, ce romancier populaire. Le roman, pourtant, ne figure presque jamais dans les anthologies postcoloniales. Trop discret, trop rapide, sans doute. Et pourtant, il dit tout. Il dit l’ennui, la corruption, le racisme ordinaire, la solitude, la fatigue d’un monde blanc au bout de sa logique. Il dit aussi le Gabon, ce pays souvent effacé de la carte littéraire, ici restitué dans sa vérité de frontière mentale.

Ce n’est pas un roman sur l’Afrique. C’est un roman sur l’Occident, vu depuis son bord le plus aveugle. Un livre qu’on devrait faire lire à tous ceux qui parlent de “grandeur coloniale” les yeux pleins de nostalgie.

C’est aussi une façon de rappeler que Libreville, bien avant d’être un centre politique, a été ce miroir cruel dans lequel l’Europe s’est parfois contemplée et ne s’est pas toujours reconnue.